Enquête
Les mines d'ordures de la Camorra
LE MONDE 24 aprile 2007
es habitants de Lo Uttaro, une localité au sud de Caserte, sont amers. Dans les prochains jours, la gigantesque décharge d'ordures installée sur la commune, où sont déjà enfouis des centaines de milliers de mètres cubes de déchets, va reprendre du service. Le site était fermé depuis 2001 en raison de "risques majeurs pour l'environnement". Le voilà à nouveau réquisitionné pour répondre à "l'urgence déchets" déclenchée dans la région de Campanie.
Sans parler des rues de Naples, régulièrement jonchées de tas d'ordures, tout l'arrière-pays napolitain, de Salerne à Caserte, est une gigantesque poubelle. L'entrée de nombreuses localités se fait entre deux haies de détritus. La campagne est piquetée de décharges sauvages d'où s'élèvent des fumerolles suspectes. Au milieu des vergers en fleurs, en bordure de zones habitées, parfois même autour des bâtiments historiques, c'est partout le même spectacle de sacs d'ordures éventrés, de réfrigérateurs hors d'usage ou de vieux pneus.
"Fin avril, il y aura au total un million de tonnes de déchets abandonnés dans la nature, mis dans des lieux de stockage temporaires ou enfouis "sous le tapis". Si rien n'est fait, la situation va devenir explosive. Avec l'arrivée des fortes chaleurs, des risques d'épidémie sont à craindre", prévient Guido Bertolaso, le commissaire extraordinaire chargé par le gouvernement de la gestion des déchets dans la région. Nommé le 9 octobre 2006, il se trouve confronté au même casse-tête que ses prédécesseurs : il y a quatorze ans que la récolte des ordures est sous administration spéciale dans la région napolitaine. Sans aucun résultat. D'autant qu'elle se heurte à la puissante influence de la Camorra, la mafia locale, qui gère les déchets depuis des décennies.
Chaque jour, la Campanie produit 7 300 tonnes de déchets, soit 2,8 millions de tonnes en 2006. "Autant que les cinq régions limitrophes réunies", précise Guido Bertolaso.
Mais cette collectivité territoriale de six millions d'habitants est bien incapable de les traiter. L'unique décharge officiellement ouverte sera saturée dans quelques semaines, et l'incinérateur construit sur la commune d'Acerra n'entrera en fonction qu'au mois d'octobre. Un second est prévu, mais les travaux n'ont pas commencé. Sur les douze sites de compostage programmés, un seul fonctionne. De plus, les huit centres de traitement des ordures (CDR), victimes d'"erreurs de conception", sont en attente d'une complète restructuration.
Les déchets urbains qu'ils "traitent", compactés dans d'énormes balles en plastique, sont impossibles à éliminer. "On ne peut pas les brûler car le tri entre rejets secs et humides n'a pas été fait", se désole un représentant de l'association écologique Assises de Naples, en désignant l'impressionnante montagne de balles blanches qui jouxte le CDR de Caivano, dans la province de Caserte. A plusieurs reprises, on s'est résolu à en expédier à l'étranger. Mais d'ici à la fin de l'année, la Campanie en aura accumulé 7 millions de tonnes sur son territoire, selon la Cour des comptes.
"L'idéal serait de rouvrir les balles pour les assécher une à une, mais il faudrait dix ans", explique Guido Bertolaso. Après Lo Uttaro, il peine à convaincre d'autres communes de participer à l'urgence. A Serre, dans le parc naturel du Cilento, au sud de la région, la population se rebelle contre son projet d'enfouissement de millions de mètres cubes. Et les riverains des futurs incinérateurs sont en révolte contre "une technologie périmée et dangereuse". Habitué aux situations difficiles - il est patron de la protection civile italienne depuis 2001 - Guido Bertolaso souhaiterait mettre en place, avant la fin de son mandat de commissaire spécial, le 31 décembre, les conditions pour retrouver une gestion normale des déchets : "Rien n'est aux normes, dit-il. Nous payons les conséquences d'un système qui n'a jamais fonctionné, qui pare au plus pressé en mettant les ordures dans un trou."
Le dernier rapport de la Cour des comptes constate en effet la faillite du régime de l'administration extraordinaire "dont l'inefficacité a assuré sa propre survie". Selon la Cour, il aurait notamment ralenti la mise en place du tri sélectif, qui ne concerne que 10,6 % de la population contre 24,3 % en moyenne nationale. Pourquoi une telle incurie se perpétue-t-elle d'année en année ? La réponse est aussi dans le rapport de la Cour des comptes, qui pointe "des contextes environnementaux rendus difficiles par la présence d'une criminalité économique bien enracinée".
Depuis trente ans, les déchets sont en effet le business de la Camorra. La mafia napolitaine gère des centaines de décharges clandestines. Mais les déchets urbains ne sont que la pointe émergée d'un énorme marché. Les environs de Caserte regorgent de déchets industriels, souvent toxiques, importés de toute la Péninsule, voire de l'étranger. Les collines éventrées par les centaines de carrières illégales qu'exploitent les clans mafieux servent à cacher des déchets d'origine douteuse. "On ajoute un désastre à un autre désastre", se désole Eleonora Gitto, consultante du conseil régional pour l'environnement.
De nombreux industriels italiens et étrangers cèdent aux tarifs imbattables des entreprises contrôlées par la Camorra. Début 2006, la police a démantelé un réseau qui apportait et enterrait depuis des années dans la région d'Acerra des boues toxiques. Une partie était même revendue comme "produits fertilisants" par la grâce de vrais faux documents officiels. La liste des avocats, carabiniers et élus arrêtés à cette occasion en dit long sur la chaîne de complicités dans une région où 42 % des conseils municipaux ont été invalidés et mis sous tutelle pour collusion avec la Camorra.
Début avril, l'un des adjoints de Guido Bertolaso a même été interpellé. Nommé depuis une quinzaine de jours pour s'occuper des "installations", il est accusé de liens avec le puissant clan des Casalesi à Caserte : ils auraient usé de toute leur influence pour lui faire obtenir ce poste stratégique, selon les écoutes téléphoniques de la direction antimafia.
"En perpétuant l'urgence, on se soumet à un cercle mafieux qui a des conséquences sur la santé publique", s'exclame Giuseppe Comella, directeur du département médecine à l'Institut national du cancer de Naples. Dans le périmètre compris entre les villes de Nola, Acerra et Marigliano, "la fréquence des cancers du larynx, de la vessie, du foie et du côlon est en hausse alors qu'elle baisse dans les régions industrialisées du nord du pays", dit-il. En 2004, la revue britannique The Lancet avait qualifié cette zone de cultures maraîchères et de pâturages de "triangle de la mort". Elle se fondait notamment sur les travaux d'Alfredo Mazza, chercheur à l'université de Pise, qui établissait un lien entre la présence de déchets illégaux et l'augmentation de la mortalité par cancer : "Pendant des décennies, 250 000 personnes ont été exposées à des polluants toxiques très supérieurs à la norme", expliquait l'universitaire.
Au début des années 2000, des prélèvements dans le sol ont révélé "un taux de dioxine plus élevé qu'à Seveso après l'accident", assure Antonio Marfella, un toxicologue de l'Institut sur le cancer de Naples. "Or les gens continuent à manger leurs fruits et légumes et à boire l'eau du robinet", insiste Eleonora Gitto.
En 2003, le pâturage et la vente du lait de brebis ont été interdits dans vingt-deux communes de la région. Après le signalement de nombreuses morts, maladies et malformations parmi les troupeaux, une enquête sanitaire avait mis en évidence des taux de dioxine dans le lait douze fois supérieurs à la limite autorisée. Il y a quelques jours, un berger du coin, Vincenzo Cannavacciulo, 59 ans, est décédé d'un cancer de la colonne vertébrale : le même type de maladie qui a emporté plus des deux tiers de ses 3 000 brebis en quelques années.
Publiée à la mi-avril, une nouvelle étude de chercheurs italiens, coordonnée par le bureau environnement de l'Organisation mondiale de la santé, dans 196 communes des provinces de Naples et Caserte où ont été recensées plus de
1000 décharges clandestines, confirme que le fait d'habiter dans un rayon de 1 kilomètre de tels sites accroît la mortalité par cancer du foie, du poumon et de l'estomac, ainsi que certaines maladies congénitales. Dans les huit communes les plus polluées - le fameux triangle de la mort - la surmortalité serait de 9 % pour les hommes et de 12 % pour les femmes. Et le risque de malformations de l'appareil urogénital supérieur de 80 %.
"Il y a un lien manifeste entre la présence des décharges illégales et la hausse des cancers ou des malformations congénitales", admet Guido Bertolaso. Mais le commissaire spécial se refuse à s'attaquer lui-même à la maladie endémique de "l'éco-mafia" : "S'il y a des faits d'illégalité, c'est l'affaire de la justice."
Placé sous protection policière au début de son mandat en raison d'intimidations, il préfère mettre les opposants aux incinérateurs et à ses projets de décharges devant leurs contradictions : "Il vaudrait mieux que les gens protestent contre les décharges illégales plutôt que contre la décision de l'Etat d'ouvrir des installations propres et contrôlées."
Jean-Jacques Bozonnet
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